Une cicatrisation en forme de gouttes de sang coulant, roulant,moulant sur ma jambe…

(Malaise dans l’utérus)

C’est étrange : depuis que je ne suis née, je suis dysfonctionnelle. Je ne correspond à rien, marginale, toujours bizarre, à rien faire comme les autres. Toujours à l’écart, jamais intégrée, seule, belle peut-être mais seule. L’inaccessible, encore maintenant, était mon quotidien,  le seul état connu de moi.

Je croyais que je partageais cette singularité avec les autres, celles que j’admirais, les recluses, les artistes, les aventurières, les poétesses.Certains secrets et ouvertures se refusaient à moi, et même celles qui préfèrent les filles aux garçons y parvenaient. Pas moi.

Jusqu’à aujourd’hui. Un ventre empli d’un commencement de vie. Une fabrication, une oeuvre, une nouvelle création. Viable, et vivante, jusqu’au bout…

Et l’acte fatidique, si peu évoqué mais connu de tous , sujet de débat, et non sujet de fiction.

La banalité, comme toutes les femmes : des ovaires qui fonctionnent, un ovule sain, une rencontre rapide et facile.

Je suis devenue comme tout le monde, et je ne sais pas si ca fait du bien.

Les filles lèveront-elles le poing?

Le 8 mars reste un champs de bataille : les filles sont encore victimes de discrimination : égalité salariale, grossophobie, diktat des critères de beauté, préjugés sexistes, dénégation sur le voile, violeurs impunis(voire primés) notamment dans l’art,

Alors, de temps en temps, elles aiment bien se retrouver , seules, sans mecs, dans le vertige de la lutte. Lutte en non mixité.

Vanelle manie bien le feu, Hell construit des barricades, Caroline le génie de la géodésie jette des sorts au sein du WB, Elise revêt son costume de street médic pour soigner les manifestant.es , Chun préfère “les marteaux aux faux cils”, Asmaha est une porte étendard à la voix puissante et à l’esprit stratégique , Tris est une vraie frondeuse , Zora est la championne du lancer et des fumigènes et Labeau parle peu pour mieux s’exprimer sur les murs. Elles sont rejointes par Pilo, atteinte d’une dysphasie sévère, qui filme les violences policières et Florence, militante écolo et antiraciste aux discours puissants. Niko la transgenre, dans l’ombre confectionne boucliers, masques et protections.

Elles ont chacune leur caractère : Labeau est jolie et excentrique, Hell est joyeuse et courageuse, Caroline est acerbe et délurée, Elise est serviable et sociable, Zora et Chun sont de véritables filles badass, Vanessa est atteinte du syndrome de Down, colérique et badass, et Florence est une intellectuelle froide , rigoureuse et organisée.

“Belles , gueuses et belliqueuses” est le slogan de ces guérillas girls

Si un jour au bord d’un gouffre âpre, j’ai lu le poème”La Conscience” de Victor Hugo , j’y ai seulement entrevu l’Enfer psychologique qui m’attendrait.

Le couperet serait-il plus aiguisé qu’une tête qui tombe?

Les impasses philosophiques sont stupidement neutres : par exemple celle-ci aussi banale qu’un sujet de dissertation au bac : que faire face à quelqu’un qui vous accable de reproches sans avoir conscience du mal qu’il fait? Excepté ressentir le goût amer de l’injustice, constater l’impossibilité de communiquer et de se faire comprendre, la colère reste-t-elle justifiée ? C’est toute la question d’une revanche manquée.

La meilleure manière de te venger de quelqu’un qui t’as fait du mal, c’est de faire croire que tu es plus redoutable que tu ne l’es réellement.

Traumas de guerre

Nous sentions les obus dans nos corps,

Encore,

Quand les images ressurgissent profondément,

Au cœur des pensées entrelacées,

Ecartelées par les horreurs,

Ca et la , ca crie dans nos têtes,

Comme une échappée sanguine,

Le Cri est plié en deux,

Ca s’accroche dans nos esprits,

Des deux côtés, C’est très coriace,

Nos rêves sont hâchés à la machette,

Et s’endorment comme des cauchemards,

Car nous sentons les obus dans nos corps,

Un durcissement comme un caillou,

Nous ronge de l’intérieur,

Un tourment se faufile dans nos esprits,

Comme un hurlement glacé ,

Aussi froid que des fantômes en Enfer,

Nous sommes hanté.es,

Par l’angoisse dévêtue par le Tonnerre,

Nue dans les éclairs,

Et violée dans les rafales,

Car nous sentons les obus dans nos corps,

Nous sommes hanté.es

Ca revient en saccade,

Bruyant et sourd,

Vacarme aussi clair que l’ombre

Qui annonce une matinée pourpre

La nuit où le sommeil aux bras amputés

Piétine les draps de Morphée,

Onirisme noir de cauchemars

Et ce matin,

Sur lequel la nuit parle en somnambule,

Ce matin les pierres se retournent contre nous,

Nos entailles sont percées,

Nous sommes isolées dans des cellules,

Des membranes de barreaux

Se rétrécissent sur nos cerveaux,

Pour les broyer dans la force mentale

Et ca pèse pas assez lourd dans nos têtes,

Les vers nous rongent la moelle épinière,

Ca torture nos réflexes de Pavlov,

Et envoie des messages de détresse,

Comme un sursaut quand nous voyons

Un Aigle en chair et sans métal,

La Vue perçante voilée par un choc toxique,

Un sursaut quand nous entendons

Des Sirènes qui nous sifflent dans nos songes,

Car nous sentons les obus dans nos corps,

Et ca vrille de ouf, dans nos oreilles,

Ca tord le mental comme un os,

Où une avalanche se jette dans un précipice,

Comme une fondue de verglas dans les veines,

Et nous sommes au bord du gouffre,

Où nos vies blessées vacillent ,

Car nous sentons les obus dans nos corps,

La plaie s’agite ,blafarde et tordue,

Et c’est une gifle qui s’étend sur de longs jours,

Une torpeur moite s’étire en largeur,

C’est un bruit de tambour,

Une masse sonore,

C’est le Cerbère Trismégiste,

Et nos pleurs tremblent,

Sans la rage à notre portée,

C’est un bruit de tambour,

Nos cerveaux sont des épaves,

Où rôdent nos âmes naufragées,

Nos cerveaux sont des écailles composées

De déchets de crustacés,

Car nous sentons les obus dans nos corps,

Et l’horreur revenue dans nos mémoires

Danse sur une terre de rêves assombris.

La guerre arrive comme un hurlement de l’hiver,

La guerre arrive comme un cri de détresse en Enfer

La guerre arrive…

L’explosion du ciel commence dès l’aube

Une forte pluie chargée de plombs

Se déverse comme des larmes bûlantes

Sur nos visages en pleurs

Et nos visages en sueur

Se préparent à affronter la douleur à venir

Et nos larmes brûlées par la sueur

Ravalent nos râles ravagés par la colère

Dans nos gorges embuées

Par la torpeur vombrissante du tank

A l’approche

En mille morceaux,

Le ciel démoli sombre dans le lac,

Où une cabane flotte comme le Bateau Ivre du Poète,

En mille morceaux,

Le ciel nage sous l’ivresse des nuages dégarnis

Par l’écume de la machine

En mille morceaux,

il coule à marée haute,

Les vagues alourdies par les serres

De l’Aigle aux pieds d’acier

Coupant en deux comme un mortier

En mille morceaux

Il se noie sans grâce , plût aux démons

Sous la beauté éperdue des flots

Le Ciel embrasé se meurt à petit feu,

La pluie s’est couverte de cendres,

l’Aigle Bleu aux pattes acérées comme le fer

Déchire les nuées blanches dans un bruit rouge

Et blesse les nuages avec l’acier de ses ailes bleues

Le sang marin s’échappe de la tristesse des cieux

Une plaie s’ouvre comme un océan

Et écorche le bleu des cieux, 6

Son gabarit a recouvert les nuages

Pour former une vapeur aux pieds de chaine

Et la Cabane sur l’eau se brise

Sous les feux grégeois de l’Aigle tournoyant,

Ses éclats de bois secourus par des vagues en deuil ,

Comme des anges aux ailes bleux coupés,

Et sous nos regards désencerclés

Par le tournis au dessus de nos têtes,

Le Ciel devient une fumée atroce de la Terre.

La Brume se déchire sur un spectacle

Trempé par la boue pleine d’orages

Où l’Aigle tournoie dans les marasmes

noirs en éclats de rouille

Le bruit rouge de l’aigle bleu

Il a des ailes d’avions, l’aigle

Un bruit tailladé comme un couteau

Affamé de nos chairs

Nous donne le vertige au sol

Et emporte la rage enfouie de nos sanglots

Nos plaies s’ouvrent sur un océan

A même la peau débordée par nos tourments,

Sur une scène de nos joutes lacrimales

et recueillent les éclats de brasier du ciel,

comme des comètes mortes avant leur course

Dans le firmament de l’éternité

Et l’horreur revenue sur Terre, 

Est une danse de la mort

La guerre arrive comme l’Hiver

La guerre arrive comme l’Enfer

Les Femmes Noires et leurs cheveux

Le roman l’Oeil le plus Bleu de Toni Morrison marque un tournant dans la littérature et dans la lutte afroféministe parqu’il a pour thème à la fois la séduction féminine nécessaire à la femme pour exister mais aussi son aliénation par rapport aux critères de beauté blanche. Le récit met en scène deux héroïnes Pecola et Claudia, l’une raillée pour sa peau sombre et obsédée par les yeux bleus et l’autre fière de sa peau noire.

Il faudrait qu’un roman s’empare du même thème de l’aliénation en évoquant celui de la chevelure des femmes noires, probablement l’aliénation la plus commune des femmes noires avec la couleur de peau. En effet, depuis que je suis toute jeune, le cheveu lisse et long est la norme auquel toute femme se voulant séduisante et féminine doit se conformer. Le cheveu afro, pourtant la coiffure naturel de la femme noire est considérée comme exotique, sale , laid ou au mieux “coupe folklorique des Jackson Five”. Il faut dire que les actrices et chanteuses noires sont sommées de porter des tissages ou de se défriser les cheveux pour réussir( on pense à Beyonce, qui n’hésite pas à se teindre en blonde et aux grandes actrices noires et métisses : Kerry Washington, Viola Davis ou Halle Berry). Seule l’humoriste Whoopi Goldberg a refusé ce chantage, mais celle-ci n’a jamais obtenu le statut de sex-symbol. Il ne faut pas oublier que le défrisage et le tissage sont dangereux pour le cuir chevelu, de fait, ces pratiques sont aliénantes et nuisibles. Le cheveu crêpu est tellement mal perçu qu’il faut cacher ou le transformer au détriment de notre santé pour être socialement acceptables parce qu’il ne plaît pas aux Blancs ou est trop éloigné de leurs canons de beauté féminins.

Depuis une toute petite dizaine d’année, cette tendance s’inverse. Des actrices telles que Lupita Nyong’o ou Danai Gurira portent le cheveu crêpu avec fierté . Ainsi, les filles Noires libèrent leur cheveux. On s’en aperçoit dans la rue , sur Youtube et les réseaux sociaux. Le cheveu lisse est de plus en plus marginalisé, même s’il persiste. Les femmes noires revendiquent leur spécificité, leur identité, et exigent que leurs cheveux soient considérés autant que les autres types de cheveux, c’est-à-dire normalisés. La lutte n’est pas terminée pour autant mais nous sommes sur la bonne voie pour dégager lissage abusif, défrisage , perruques et autres blanchités de nos vies et s’épanouir en tant que femmes sans avoir honte de notre physique ou le considérer comme “sale” et “impropre”.

La chanson de Julia Jimenez

LA CHANSON DE JULIA JIMENEZ

Ce n’est pas vraiment au gré d’une conversation entendue à la dérobée entre deux ami.es dépité.es assis.es au bar buvant un Malibu à grosse goulée sûrement pour prévenir la future dépression qui les guettait s’iels devaient rester enfermé.es pendant quelques semaines ni par ses collègues serveurs/euses toujours pressé.es pendant leur service un peu tendu.es par cet arrêt soudain de leur travail, ni par les artistes de scène attristé.es d’apprendre soudainement qu’iels pratiquaient une activité « inutile à la société » .

Ce n’est pas non plus lors des nouvelles télévisuelles d’un journaliste alarmé par la précipitation des événéments , ni par sa patronne Maria Antéra prise par une inquiétude douloureuse de peut-être voir son bar ne pas survivre à la fermeture temporaire, ni par un client habitué à réserver des bières et boire seul à l’entrée de la terrasse sur la table qu’il occupait été comme hiver tous les vendredis de la semaine qu’elle apprit ce qui allait se passer.

Julia Jimenez franchissait le seuil de la loge coincée entre un petit coin tamisée par une lumière sombre tapie dans le mur et la petite salle surélevée où se trouvait son piano, un peu à l’écart de la salle principale où se trouvait le service de table, après être sortie des toilettes où elle a vidé sa cup menstruelle en vitesse quand elle apprit l’enfermement général de la population mondiale.

Elle reçut simplement un coup de téléphone de sa mère.

En ce jour du 17 mars 2020 , une pandémie mondiale menaçait les existences humaines sur Terre , et seul le renoncement aux libertés de déplacement pouvait éradiquer ce phénomène presque inédit.Inédit, peut-être parce qu’après tout, les épidémies s’étaient étendues au cours de l’histoire à des régions délimitées et non sur la planère entière, excepté peut-être lors de la grippe espagnole quasi cent années auparavant. Les personnes dubitatives quant à la gravité de cette maladie devaient se taire et se plier aux nouvelles contraintes, celles convaincues de sa dangerosité étaient déjà prêtes à se terrer comme des rats. Toutes les scènes qui suivirent furent pittoresques : achat compulsif de papiers toilettes, comme si les besoins les plus primitifs étaient les plus urgents à préserver, avant de même de manger , penser à prévenir l’évacuation d’une nourriture qui pourrait venir à manquer, puis les pâtes , le riz, les sauces tomates, la base de toute alimentation, et enfin les médicaments d’appoint.

Le confinement c’était la fin des loisirs, c’est à dire de siroter un petit café sur une terrasse ou une bonne bière au bar, de se promener à vingt heures du soir sur les quais de scène ou dans une rue peu fréquentée, aller aux expositions pour se perdre dans la beauté de l’art ou pour apprendre à rêver. Or le métier de Julia, et de sa patronne Maria, c’était justement de divertir , pour Julia par sa pratique langoureuse du piano, pour Maria, par la tenue de ce bar qui accueillait les poètes, les slammeurs, les humoristes, les comédies musicales, les pièces de théâtre, tout ce qui faisait la culture et sortait les humain.es d’une simple vie triviale.

Maria comptait les sous, Julia le savait. La fréquentation du bar avait rapidement baissé, à cause des mesures drastiques du gouvernement, malgré quelques irréductibles qui résistaient toujours à l’envahisseur de règles et de couvre feu.Les comptes ne suivaient plus, la faillite était presque assurée si les beaux jours, c’est à dire des semaines sans resurgence épidémique, ne revenaient pas.

Julia regarda la salle une dernière fois : elle se rappelait le premier jour, venue en urgence remplacer le pianiste prodige Armino, démissionnaire.Ses boucles brunes aux ailes virevoltantes, sa démarche aux airs jazzy, son sourire franc et sa peau brune avaient plu à Maria Antéra avant qu’elle ne joue quelque chose . Il y avait un je ne sais quoi d’audacieux, mais une audace ténue , un peu timide paradoxalement, un peu triste, comme une révolte manquée. Tandis qu’Armino était sûr de son génie, Julia se savait talentueuse mais se cherchait encore , un peu perdue dans ce monde où l’assurance n’était toujours pas enseignée aux femmes. Pourtant, elle décida, pour passer l’audition, de présenter des morceaux de pop.jazz qu’elle avait elle-même composés . Maria fut complètement séduite. Le contrat était pris, signé dans l’heure.

Julia rentra chez elle en essayant d’ignorer le sentiment tortueux qui la gagnait. Son appartement, plutôt loin de son lieu de travail(contrairement à Armino) qu’elle avait choisi pour éviter de croiser des client.es habituel.les , c’est -à-dire à sept stations de métro, se situait entre une petite épicerie pas trop chère, ce qui devenerait rare, et une des dernières librairies indépendantes de Paris.

Un mois . Sans piano,ni partition. Chez elle, elle possédait un petit synthétiseur au son presque métallique. Un ordinateur avec un clavier articificiel. C’était à peu près tout pour jouer un peu. Chopin ou Thelonious Monk. Les chansons d’Ibeyi ou Clara Schumann. Le choix était ouvert pour elle. Julia sortit ses vieux morceaux qu’elle prévoyait depuis toujours à envoyer à des maisons de disque sans le faire rigoureusement.Elle avait assez de titres, plus de vingt, pour faire un album, voire deux,mais elle désamorçait toute tentative. La perspective de l’échec l’en empêchait peut-être. Ou une éventuelle célébrité qui, dans son cas , resterait discrète et bienveillante car le jazz était devenu un genre musical assez élitiste pour que ses membres ne se retrouvent pas dans les pires tabloids comme les stars de cinéma , de série ou encore de music pop. Julia devait y penser pourtant avec plus de volonté car elle était fauchée presque tous les mois : une stabilité financière ne pouvait pas lui faire de mal. Aucun argument pourtant ne la motivait assez pour tenter de percer sérieusement dans ce milieu.

L’appartement de Julia était rangé en une pièce ordonnée, un parquet en bois clair , son mur tapissé de posters des grandes chanteuses à voix d’Ella Fitzegard , Sarah Vaughan ou Billie Holliday lui inspiraient la nuit des notes miroitantes sur les affres de la souffrance intérieure. Ses disques étaient bien rangés, en pile, selon les époques. Julia ne savait pas pourquoi elle était si rigoureuse car elle piochait ses albums à écouter au hasard, suivant ses envies avec aléa.

Elle sentait que les jours seraient difficiles à compter, serait-ce plus long ou au contraire, est ce que ca ira plus vite ? Elle regarda les provisions qui lui restaient.

Elle avait fait le contraire de tout le monde. Elle avait acheté de gros plaids, des gros coussins chauffants, des gants en laine, bonnet et écharpe, une tonne de thé bon marché et du thé cher, du chocolat chaud et des tasses, et une grosse bouilloire . Elle coupa le chauffage . Elle voulait transformer son appartement en cocon : commençait pour elle une hibernation. Elle regardait cette jeune fille d’animation écrire sur un cahier avec un petit fond de musique jazzy relaxante , la lofi girl, sur son écran d’ordinateur, et c’est exactement ce modèle qu’elle voulait imiter.

Elle s’enfouit sous ses couvertures à lire des pavés : elle commenca par Don Quichotte, puis engloutit A la Recherche du Temps Perdu, cette œuvre pluvieuse qu’elle avait lu plusieurs fois ou encore Guerre et Paix et Anna Karénine, ou encore le Dit du Genji , l’oeuvre la plus fascinante à ses yeux.

Julia somnolait dans son lit. Quelques souvenirs par ci par là, peut-être le confinement était le moment de se remémorer des vieux instants, quelques lueurs de bonheur par ci par la : la première sensation de chocolat sur sa bouche quand elle était enfant, lorsqu’elle tomba sur la glace la première fois qu’elle fit du patin à l’âge de quinze ans ou alors la première fois qu’elle entendit une chanson d’ un vieux disque de Sarah Vaughan appartenant à sa mère et qu’elle tomba amoureuse du jazz, et qu’elle comprit après avoir écouté tout l’album qu’elle en ferait son métier.

Le confinement était peut-être le moment pour goûter cette fameuse madeleine de Proust.

Chez Julia, l’odeur de la madeleine c’était plutôt l’odeur des oranges de Cuba. Les soirs où sa mère racontait son enfance dans un petit village près de la Havane, l’arrivée à dix neuf ans dans la capitale, laisser son premier petit ami derrière elle, s’enfuir avec son amant sportif, la vie difficile à Paris dans le XVIIIème arrondissement , les papiers à obtenir, les travaux ménagers douloureux pour gagner sa vie, les cours du soir en parallèle pour obtenir un métier moins fatiguant et mieux rémunéré, l’obtention de sa maîtrise et ensuite de son CAPES d’espagnol, où elle délaissait l’accent sifflotant de Cuba pour emprunter celui de la Madrid universitaire la rencontre avec son père lors d’un colloque sur Cervantes et la naissance de Julia à l’hôpital de Nanterre.

Julia pouvait se rappeler son enfance à Nanterre, avec ses ami.es, l’école primaire et le collège qui l’ennuient, ses cours de musique au conservatoire comme une évasion à son quotidien morose, son amour du piano, Chopin, Debussy et Clara Shumann , son goût pour la lecture avant d’être supplanté par celui plus fort , pour la musique, sa passion pour le chant pendant les cours trop peu nombreux accordés à la musique , sa haine du lycée général car cette matière est supprimée, et ensuite son premier voyage à Cuba pour voir sa grand mère et lire tranquillement, sous un bel oranger, à lire son roman d’enfance de José Mauro de Vasconcelos ,

Ensuite, Julia se levait et se préparait ce petit thé, où elle trempait son orange douce comme du miel, écoutait les nouvelles, recevait les appels angoissés de Maria qui ne savait pas du tout si son affaire survivrait au confinement, les finances étaient considérablement amenuisées par les différentes restrictions successives, et l’inquiétude qui troublait sa voix, les pleurs qu’elle retenait.

Le ventre de Julia se nouait aussi, presque terrifiée. Quand elle sortirait de son appartement, il y a avait de fortes chances qu’elle n’ait plus de travail, plus de quoi se payer son loyer, ni de quoi subvenir à ses besoins.

Elle s’enfouit encore plus sous ses draps. Une partie d’elle voulait disparaître quelque part, peut-être dans les airs, comme un spectre , en tout cas loin de ce tumulte du monde où elle ne se sentait pas bien à sa place. Elle avait 27 ans, l’âge idéal pour mourir et rejoindre ce fameux club d’étoiles fulgurantes d’artistes en péril mais c’était tristement égoiste car sa mère qui l’aimait tellement ne s’en remettrait pas et c’était grosssièrement ridicule car son œuvre était mince et qu’elle n’était pas encore célèbre. C’est pourquoi elle se décida à se lever de son lit pour composer de nouveau, par plusieurs dizaines, histoire de créer une œuvre conséquente.

Julia jouait alors des heures entières sur son synthé en mettant le son de manière basse, une orange à croquer sur le rebord du clavier.

La première semaine passa sous les chansons de l’enfance , elle se prenait à rêvasser en se remémorant la voix de sa mère lui chantant des berceuses, la deuxième aborda l’effervescence volatile de l’adolescence , le lieu des premiers émois amoureux et sexuels , et la troisième fut consacrée aux soubresaults de la vie d’adulte, entre liberté acquise et premières désillusions. A partir de la dernière semaine, chaque jour, elle se rappelait un moment particulier de sa vie de femme, surtout lorsqu’elle croquait une nouvelle orange. Elle avait décidé qu’elle en mangerait une chaque matin, pour se sentir bien et se souvenir de nouveau.

Le premier jour, elle se rappela son premier grand amour, avec ce garçon qui n’avait jamais aimé être une fille, magnifique blond platine,Daniel, dont le dead name lui faisait horreur. Daniel, sur sa langue, comme la pulpe de l’orange au moment du souvenir . Daniel, la douceur de ses mains sur sa peau, ses caresses qui durent toute la nuit et l’apaisent, les sensations étourdissantes qui s’ensuivent, et le sentiment de bonheur que cela lui procurait. Daniel, l’homme qu’elle aimait et qu’elle avait soudainement quitté, sans savoir pourquoi , peut-être par peur de perdre quelque chose.

Et Julia essayait de savoir pourquoi elle l’avait réellement quitté, en avalant une deuxième pulpe d’orange, langoureusement, elle connaissait la véritable explication, mais pour cela, il fallait se rappeler encore.

Julia revivait les désagréments qu’une femme connaissait régulièrement dans sa vie : les mains baladeuses sur ses jambes sans qu’ elle ait donné son accord, les fausses promesses de produire son album contre des faveurs sexuelles ou encore les retraits de préservatifs sans qu’elle le sache.

Julia apprit un jour que la deuxième partie relevait du chantage sexuel, un fait dont les pratiquants avaient peu conscience, tellement ils trouvaient normal de forcer une relation en échange d’un service, et qu’il n’y voyaient aucune forme de manipulation, probablement du à une fausse naivete puisée dans un sentiment de toute puissance et une autopersuasion que les femmes leur doivent quelque chose. Avec du recul, Julia se disait pour se consoler devant son projet avorté parce qu’elle n’avait pas cédé à certaines avances que ce genre de personnes l’auraient maintenue dans une forme de dépendance.

Elle apprit un jour que le deuxième pouvait être considéré comme une violence sexuelle, et que le sentiment de malaise qu’elle ressentait, lorsqu’elle comprit qu’un de ses partenaires avait enlevé son préservatif au cours d’un rapport sexuel sans la prévenir et sans son consentement, était légitime.

Toutes ces expériences désagréables, sans qu’elle obtint une fois des excuses ou un semblant de réparation, ont fermé le corps de Julia pour un temps. La pénétration n’était pas possible , et ses partenaires ne comprenaient pas ce qu’il se passait , et désemparés préféraient l’abandonner. En laissant la pulpe de l’orange se fondre dans sa salive, elle se rappela une anecdote avec un homme, assez humiliante au premier abord, mais aussi drôle et révélateur sur certains déficits mal réglés dans les relations contemporaines : au sein des préliminaires, cet homme lui avait sauté dessus et tenté de la déshabiller mais Julia gênée avait refusé d’aller plus loin. Et lorsqu’elle revint vers lui pour une nouvelle tentative, c’est lui qui la méprisa en prétextant de n’avoir jamais voulu coucher avec elle, en contradiction avec la scène précédente. C’est ainsi qu’elle se demandait souvent pourquoi les hommes qu’elle avait connus étaient presque toujours tentés de manipuler certains faits, auprès d’elle, auprès des autres femmes comme auprès de leurs ami.es lorsqu’il perdait le contrôle d’une situation, et si cette attitude était normale. Est-ce que les faits sociaux comme le patriarcat pouvait tout expliquer ? Où était ce elle qui était trop naive dans ses choix d’amants ?

Julia se résigna à consulter un spécialiste qui accola un nom à son problème : « vaginisme ». Une sorte de pathologie où le corps de la femme, fermé à clef , ne laissait rien parvenir à l’intérieur de sa fleur de lys aux broussailleuses pétales noires (l’épilation est une habitude qu’elle avait abandonnée depuis longtemps). Elle traîna cette sorte de boulet pendant quelques années de sa vingtaine jusqu’à sa rencontre avec Daniel, où tout était possible. Cette fois-ci les caresses , comme le jus de l’orange dans sa bouche en ce moment, étaient au centre de leur recherche commune de plaisir charnel, les longs doigts sur sa peau qui remontent en cascade, comme un flot d’eau qui ne peut s’arrêter, les baisers assez langoureux pour durer toute une nuit, sans interruption et sans aller plus loin, suffisants pour déclencher l’orgasme, et qui ressemblaient de loin à « faire l’amour ». Elle pouvait le dire, pour la première fois avec Daniel, elle faisait l’amour. Toutefois, comme un bonheur n’est jamais toujours compris quand il arrive, Julia quitta Daniel.

Il y eut d’abord entre elleux une première séparation comme en survient souvent dans les couples quand , gagnés par une certaine monotonie ou une trop grande proximité, on s’accorde une pause pour se donner un peu d’espace. Ce fut court, car iels s’aimaient encore profondément, mais pendant quelques temps, les envies de l’une et l’autre ne correspondaient plus. Dans ce laps de temps, où Daniel partit quelques temps dans un service civique à l’étranger , une manière de découvrir de nouveaux horizons et d’éprouver leur relation, Julia se tourna vers quelqu’un d’autre.

C’est au septième jour qu’elle se rappela. Ce jour là, elle se releva inondée de pleurs, les membres tremblants en hurlant.

C’était une vieille histoire qu’elle avait enfoui et qu’elle n’avait pas oublié, qui lui revenait de temps en temps, une histoire passée une nuit qui accrochait son être. Il s’agissait d’une rencontre, d’une discussion animée, de rigolades puis de quelques verres bus,et après la nuit passée, une sensation de flou, une zone grise , une sensation de désastre.

Franck

Juilia était engagée depuis six mois lorsqu’elle le rencontra. Elle pensait encore à Daniel. Franck était un fringant jeune homme comme s’il était sorti d’un film d’action, altier, assez superbe et sûr de lui, yeux ciselés comme un diamant bleu sur cheveux noirs , une barbe brune insolente et rieuse. De loin, il paraissait débonnaire, de près une nature fière, distante, voire ombrageuse se dessinait en diagonale sur son visage .

Ce jeune homme qu’elle connaissait un peu, avec qui elle avait discuté quelques fois. Un habitué du bar, toujours assis aux happy hours, avec pour commande systématique une Pina Colada. Il venait avec quelques femmes différentes, jusqu’au au jour où l’une d’entre elles fut plus régulière que les autres. Il semblait très amoureux : d’habitude, ses yeux étaient sûrs d’eux quand il regardait ses compagnes puisqu’il était assuré de plaire , mais cette fois ci ses yeux s’étaient adoucis comme de la soie, et recouvraient les contours de la peau de sa nouvelle amie.

.

Puis un jour, elle disparut, et le visage rocailleux de Franck s’était transformé en marbre. Ce jour coincidait avec la première séparation de Julia et Daniel.

Et ce fut le lendemain qu’iels se réunirent : deux êtres esseulé.es en recherche de consolation. Julia avait fini sa journée et avait décidé de rester un peu car un concert de rap du collectif Chaos de Plumes était prévu. Elle avait envie de voir ce fameux trio de tête sur scène dont tout le monde lui parlait : Rudy, Piccolo et One Piece.

Franck était là assis au bar, ce qui était une place nouvelle pour lui, en train de commander plusieurs boissons d’affilée que les serveur.es refusaient parfois de lui servir, car il n’était pas accompagné et devait rentrer chez lui en voiture.

Julia s’assied à côté de lui, nonchalemment, peut-être parce qu’elle connaissait le mieux bien mieux que d’autres. A cause de sa timidité et de sa réserve naturelle, Juila s’était peu liée aux autres artistes : elle côtoyait un peu Léa Antéra et Malika Sembène, avec qui elle s’était trouvée des affinités autour de la littérature , mais elle ne participait à leurs soirées ou à leur sorties entre ami.es . Elle fréquentait de loin les humoristes, mais se mêlaient peu à leurs activités, et surtout elle évitait Ariane, cette femme orageuse qui effrayait tout le monde , même ses collègues. Julia s’était surtout liée aux serveur.es , finalement, peut-être parce qu’elle sentait une sorte de solidarité avec elleux au sein de leur emploi. Il restait sa patronne Maria Antéra avec qui elle s’entendait bien. Mais à ce moment, iels étaient tous.tes occupé.es, et Julia demeurait seule. Il n’y avait que Franck.

Il semblait malheureux, et ne lui parlait que de son amour perdu. Julia lui parlait de Daniel, et qu’il lui manquait beaucoup. Iels semblaient qu’iels se comprirent. Toutefois, Franck essayait de noyer son chagrin dans les coktails, or Julia voulait rester sobre, ne pas avoir des idées claires n’étaient pas dans les projets de ce soir. Elle refusa les propositions incessantes qu’il aisait pour lui payer un verre. Franck parut un peu déçu, mais ne s’avoua pas vaincu . Sa tête commençait à lui tourner, et il voulait que Julia soit aussi grisée que lui, malgré sa réticence.

C’était un véritable tourbillon, un brouhaha incessant autour d’elleux. Ca crie et ca hurle autour de la scène : le trio de rappeurs complètement déjantés se déchainaient avec une certaine efficacité dans les gestes, une certaine force dans le flow et une certaine puissance dans la musique. Les lumières alternaient entre l’éclairage doux et pointilleux , entre gros flashs ponctuels et luminosité tamisée.

Franck reprit encore une gorgée , discuta longuement avec Julia pour la persuader de l’accompagner dans son ivresse débutante, pour se détendre , pour oublier , pour passer une nuit sans penser avec celle qui l’a fait souffrir. Julia refusait toujours, guillerette et un peu gênée. Elle était contente de profiter de la soirée , d’écouter le son qui la mettait en transe, de s’éclater sur la piste et de chante à tue tête les refrains. Elle voulait s’amuser avec Franck, lui parler, le consoler un peu , se consoler aussi, et peut-être finir avec lui dans un coin discret du bar, pour prendre du plaisir. Mais boire , non.

Franck commençait à s’impatienter. Cette véritable question, vouloir faire boire Julia pour qu’elle baisse sa garde, qu’elle devienne plus faible, pour la séduire facilement, cette véritable question devait être posée , car à cet instant précis , Julia pensait aussi à s’amuser avec Franck, danser un peu avec lui, aller au delà du flirt, l’embrasser , et finir par coucher avec lui. Il ne lui plaisait pas tant que ça, il ne lui faisait peut-être pas autant d’effet qu’elle le voudrait malgré cette beauté fulgurante dessinée sur son corps sculpté, malgré ses yeux bleus corsés et pénétrants, il n’était peut-être pas tant son genre mais elle avait envie de lui. Elle le regardait profondément, entrait dans son jeu de séduction, soutenait son regard , le touchait , s’approchait de lui en minaudant.

Franck pouvait avoir ce qu’il voulait, peut-être que ca aurait été plus dur, que ca aurait pris du temps, peut-être une heure ou deux, au lieu de quelques minutes, peut-être qu’il devrait écouter ces morceaux de rap qui l’ennuient et dont il se fiche un peu mais il voulait aller vite, il ne voulait pas attendre. Seule la boisson accérélait les choses, il le savait. Sur le coup, il ne voyait pas le problème d’inciter à boire, d’insister encore sur l’alcool. Si elle finissait par accepter, ce n’était plus de sa responsabilité. Il était dédouané de ce qui allait se passer ensuite. Iels seraient deux, et non un. Iels étaient déjà deux, elle était déjà intéressée et prête à le faire, mais il voulait que ce soit facile.

Il commanda un autre verre de rhum zombie qu’il réussit à obtenir d’un serveur , sous prétexte que Julia en voulait un, alors qu’elle était partie se trémousser sur la piste un moment, avant qu’elle ne revienne. Il posa directement le verre dans les mains de Julia, un peu excitée , en train de s’asseoir tranquillement avec lui. Elle , Julia, voulait qu’il vienne avec elle pour danser, mais Franck esquivait cette demande, qui ne l’intéressait pas. Il prit doucement les mains de Julia pour qu’elle pose son verre sur ses lèvres, en la regardant en souriant, et lui disant qu’elle devrait se laisser aller, pour la soirée, qu’on en vivait qu’une fois, ce genre de choses. Julia détournait un peu son visage, en continuant à dire non, en gloussant un peu. Elle commençait à hésiter, même si ce n’est pas ce qu’elle voulait : Franck sentait qu’elle commençait à faiblir . Il continua à insister, il voulait profiter de cette coupure momentanée dans sa détermination pour mieux profiter d’elle ensuite. Il continua à poser son verre sur ses lèvres en riant cette fois , avec un « allez , Julia, allez Julia, ma belle, lâche-toi », et c’est à ce moment, alors que le troisième round de rap, un refrain plus aggressif commencait sur scène, avec le trio de rappeurs plus en harmonie que jamais, qu’elle finit par accepter.

Elle prit le verre de vodka, et but d’une traite.

Franck poussa un gros « voilà » , et en commanda un deuxième que Julia ne voulait pas boire, car elle estimait que ca suffisait pour ce soir, et que ce n’était pas vraiment dans ses projets mais le sourire de Franck, et la gradation dans sa joie et dans son insistance finit par la dissuader. Elle prit le deuxième verre, et le but d’un coup : sa tête commençait à tourner un peu. Julia savait ce qu’elle faisait . Elle était une femme responsable, quoiqu’il se passe, elle serait un peu fautive. Franck était en train de se persuader de cette évidence quand il commanda un troisème verre, et qu’il était lui même un peu bourré, et qu’il l’offrit à Julia , pour qu’elle soit tout à fait retournée, et presque sans défense. Pour ce que ce soit facile, l’alcool devait couler à flot partout dans la soirée, mais aussi dans le sang . Pour une partie de jambe en l’air, dans sa voiture, sans qu’il n’ait à faire de véritables efforts, sans qu’il puisse ensuite se justifier et qu’il rejette tout sur la fille.

Le serveur ne réfléchissait plus : l’argent rentrait dans les caisses. Il ne regarda pas ce qui se passe, il n’y avait rien de vraiment bizarre. Deux personnes bourrées, comme d’habitude, prêts à se sauter dessus , question de temps, il n’y avait rien de vraiment bizarre , ni de dérengeant.

La pulpe se durcissait dans sa bouche et prit le goût amer de l’orange quel’on cueille à peine mûre. Julia ne savait plus comment elle était arrivée dans cette voiture. Sa tête ne répondait plus : la scène, les gens , tout tournait autour d’elle sans interruption. Elle n’arrêtait pas de rire et de chanter, elle tirait un peu la langue, joyeuse, elle était prête à courir partout, alors qu’elle titubait à chaque fois qu’elle marchait. Les rues se rétrécissaient pour grossir puis se rétrécisaient de nouveau, sans cesse, un peu comme l’alternance entre les gos flashs et la lumière tamisée dans la salle de concert. Elle comprenait bien ce phénomène, qu’on appelle un enivrement passager, qu’elle avait vécu de nombreuses fois, alors elle ne s’inquiétait pas trop de la suite.

La suite dans la voiture, à l’arrière,quand Julia et Franck se retrouvèrent nus, en train d’essayer de s’embrasser, mais n’y arrivant pas, car il n’y avait pas d’amour, presque pas de préliminaires, juste un plaisir immédiat , avec une capote de Franck mise rapidement -il avait gardé assez ses esprits pour ne pas oublier de se protéger quand Julia planait complètement, les bras en l’air, ne sachant pas trop ce qui se passe, mais prête à se laisser faire,- et enfin, dormir dans la voiture, l’un et l’autre sur le fauteuil, un peu séparés.

Le lendemain matin, Franck s’était réveillé avant Julia. Il avait allumé une petite cigarette. Elle était un peu sonnée, mais pas trop défoncée par la nuit derrière. Une partie de ses vêtements, enlevés la nuit dernière, se retrouvaient sur elle.

Franck s’inquiéta un peu pour elle. Il ébouriffa un peu ses cheveux dépareillés, l’aida à se débarbouiller le visage avec un mouchoir sorti d’un paquet qui sortait de son capot et à relever sa tête un peu branlante qui avait tendance à se laisser tomber dangereusement sur le fauteuil avant , rompue par la fatigue. Il la prit un peu dans ses bras, quelques temps, afin qu’elle reprenne ses esprits. Il lui parla doucement pour la réveiller petit à petit. Julia finit par se reprendre un peu et le regarder, un peu étonnée de se retrouver là. Franck se demanda si elle se rappelait la nuit dernière, si elle savait pourquoi elle était nue sous ses vêtements étalés un peu partout sur le fauteuil arrière. Il craignait de le lui demander expressément, parce qu’il se rappelait tout malgré l’alcool. Il avait peur de sa réaction. Ce fut peut-être la première fois, à un court moment , qu’il eut un peu de recul sur ce qu’il venait de faire.

Il fut rassuré parce que Julia regarda ses vêtements sans trop s’étonner de leur états, marmonna quelques mots sur leur nuit passée, puis le regarda et comme pour se rassurer, lui demanda confirmation qu’il y a bien eu une partie de jambe en l’air dont il ne faudrait plus parler. Franck ne pouvait pas nier car il était aussi nu sous ses vêtements, mais il se défenda en disant qu’il était complètement bourré aussi et fit comprendre subtilement à Julia que les serveu.res étaient témoins de tout ce qui s’était passé, de son attitude et bien sûr de son consentement. Sur le coup, Julia ne broncha pas. Elle était trop dans les vappes pour réellement réfléchir à ce que cela signifiait. Elle esquissa un petit sourire gêné à Franck, l’observa de nouveau. Ses cheveux noirs soyeux, ses yeux bleus intenses sur sa bouche pulpeuse soutenaient son regard intensément, comme pour l’empêcher d’exercer tout esprit critique. Elle le trouvait séduisant, bien plus que cela , terriblement sexy et désirable, avec ce regard electrisant comme un orgasme au fond de ses yeux. Elle ne se souvenait pas d’en avoir eu un, tout était très flou, mais elle devait avouer que c’est ce qu’il provoquerait sûrement si elle se remémorait ses baisers et ses caresses. Il y avait-il eu baisers et caresses, elle ne s’en souvenait pas non plus, et pourtant elle reprit une nouvelle pulpe d’orange, qu’elle fit fondre de nouveau, pour que les souvenirs reviennent, pour se rappeler de ses sensations qu’elle aurait du ressentir, au moins un peu de plaisir, mais il fallait se résigner , bientôt elle ne sentit, au fond d’elle -même, qu’un sentiment accru de malaise, comme si elle ne maîtrisait pas quelque chose. Qu’est- ce qu’il s’était réellement passé cette nuit-là ? Qu’est ce que qu’elle avait laissé faire à Franck, ou plutôt qu’est -ce qu’il lui avait fait ? Est ce que c’était de sa faute ?

C’était une jeune femme adulte , responsable. Elle ne voulait pas boire ce soir là. Elle voulait rester ferme dans sa décision. Si elle avait cédé , c’était de sa faute. Et puis , même si elle aimait encore Daniel, même si Franck était un garçon trop fier , trop sûr de lui, et presqu’arrogant, même si certains aspects de son caractère ne lui plaisaient pas, elle le trouvait terriblement sexy , désirable au point qu’elle en pouvait en perdre la raison , et qu’elle prendrait un plaisir fou avec lui .

Toutefois, elle ne se rappelait de rien, quand même. Pourquoi se plaindre ? C’est ce qui se passe quand on boit trop. C’était donc vraiment de sa faute, elle était responsable. Il fallait un peu passer sur cette soirée.

Le matin même, après s’être rhabillée et avoir parlé brièvement à Franck, Julia retourna chez elle, prit une douche rapide , et prise de maux de tête, se prépara son remède habituel contre la gueule de bois à base de jaune d’oeuf et de citron.

Elle ne travaillait pas ce jour là. Elle avait pris un jour de congé. Elle changea rapidement de vêtements, elle mit un vieux gros sweet à capuche One Piece, petit produit dérivé de son manga préféré qu’elle se permettait parfois d’acheter, et un pantalon délavé qu’elle ne sortait jamais, se servit un grand verre d’eau, regarda des soaps à la télé, puis se reposa en écoutant un album de Roberta Flack.

En posant son orange à moitié mangée sur la table, en cette énième journée du confinement, elle pouvait remettre ce CD de Roberta Flack et se rappeler de nouveau. Essayer de se rappeler de ce souvenir qui ne venait, et qui s’insinuait en elle comme quelque chose de visqueux , qui s’épaissit sur les membres de son corps , flasque et tenace, qui ne veut pas partir, et qui à terme la faisait vomir mais pas parce qu’elle était bourrée, mais pour cette chose visqueuse, épaisse, qui s’écoule en elle et qui tente de lui dire que ca ne va pas, qu’il y avait un truc, qu’on ne pouvait pas le nommer, c’est pourquoi on appelait ça « truc », et que ce « truc » qu’elle ne pouvait nommer, qu’est ce que c’était, bien sûr, un malaise, mais le nom, la véritable appellation de ce malaise, de ce« truc », elle ne voulait pas le dire, où elle ne le comprenait pas encore.

Elle ne savait pas quoi penser. La voix de Roberta Flack résonnait en elle comme un souvenir qui ne veut pas sortir. Pas de malaise dans la voix de la chanteuse, seulement dans le corps de Julia. Pourquoi elle ne mettait pas de « mot » ? « N’oublie pas , Julia, tu es responsable de tes actes » se dit-elle , tu ne voulais pas au début, mais tu as cédé, comme dirait ta mère, si tu venais lui en parler, tu as été faible, pourquoi tu as bu, et puis qu’est-ce qu’il t’a fait ce garçon ? Il te plaisait, non ? Tu n’as pas recommencé  avec lui , la nuit d’après , quand Daniel t’a envoyé un message pour te dire qu’il ne reviendrait pas ? Tu étais triste, mais tu avais térriblement envie de lui aussi ».

Julia croqua le troisième quart de son orange.

La nuit d’apès, pas ce soir là où elle restait chez elle , trop fatiguée pour sortir, mais la nuit d’après, le soir où elle est repartie travailler et jouer au piano, iels ont recommencé, Franck et elle , nu.es dans la voiture, consentants tous les deux. Pas d’alcool cette fois. Toujours sur la banquette arrière, dans la voiture. Une ou deux fois, sans s’embrasser car Franck veut juste jouir, d’ailleurs on se demande si Franck pense à Julia. Dans cette histoire, elle s’interrogeait souvent : ses désirs comptaient-ils vraiment ? Et c’est peut-être pour cela qu’elle ressentait un tel malaise.

Ce soir là, Franck ne fut pas aussi gentil que la nuit dernière. Il voulait se débarrasser d’elle dès qu’elle avait joui, il ne voulait pas qu’elle dorme dans la voiture. Il se moquait qu’il soit deux heures du matin passés et qu’il n’y ait plus de métro, il conseilla à Julia de dormir dans le bar qui n’était pas encore fermé. Il voulait rentrer chez lui, en voiture, et cette fois-ci, il pouvait le faire puisqu’il nétait pas bourré. Son regard bleu, ce regard de triomphe , devenu dur, presque méprisant, comme ennuyé par la présence de Julia qui l’encombrait et qu’il ne voulait supporter quand il le voulait, selon son bon plaisir, et selon son propre intérêt.

Julia comprit que tout tournait autour de Franck. On ne l’y reprendrait pas deux fois. Le lendemain, il voulut retenter une troisième soirée, très sérieusement. Elle le regarda incrédule, elle ne croyait pas qu’il était sérieux . A cause de ses caprices, elle n’avait pas pu rentrer chez elle, se laver et se changer rapidement, elle devait porter des vêtements ce jour là, à cause de lui, elle a du acheter un petit déjeuner en urgence alors qu’elle n’a pas d’argent, à cause de lui, et lui s’imaginait qu’il pouvait disposer d’elle comme il le voulait, selon ses conditions ? Mais d’où venait cet aplomb, propre surtout aux hommes, encore au XXIème siècle pour s’imaginer qu’on pourrait accepter d’être traitée de cette manière ? Tous les combats, toutes les luttes, Me-too , etc, c’était encore présent dans nos esprits, dans notre inconscient collectif moral, mais complètement absent dans l’inconscient collectif social, surtout chez les hommes qui reproduisaient les mêmes erreurs. Elle le savait, Franck serait le premier à s’insurger contre le viol et les violences conjugales, elle le voyait dans son regard bleu qui fronçait dès qu’il entendait parler d’une violence sexuelle ou d’un homme violent envers sa femme, elle le voyait dans ses cheveux noirs dressés sur sa tête, horrifié et prêt à huer l’eventuel coupable.

Or, dans les faits qu’est-ce qu’elle ressentait, en ce moment  ? Elle mangea encore un peu de son orange, et elle se rappela encore : Franck, elle avait revu avec cette femme si importante à ses yeux , qu’elle ne connaissait pas, mais quand elle passait devant leur table, où elleux buvaient tranquillement une petite bière Heineken, elle les aperçut en train de la regarder. Elle entendit leur conversation, pendant qu’iels la regardaient, et elle entendit Franck parler d’elle et de leurs deux nuits, tout en prenant la main de cette femme et de la regarder, ses yeux bleus profonds dans les siens, ses cheveux noirs de part et d’autre , virevoltant avec fiévreur au dessus du visage de sa compagne. Celle-ci ne broncha pas, l’écouta en silence au début, puis elle parla, l’air tranquille, sûre d’elle et de l’amour que lui vouait Franck, sans prendre un air de victoire pour autant. Franck s’approchait d’elle, de son visage, toujour avec ce même élan impossible. Elle gardait une certaine disance sans le repousser. Elle finit par enlever sa main des siennes, et avec des gestes simples, un non de la tête nonchalant, et un regard un peu désolé, elle hocha les épaules, et et elle se leva de la table où iels étaient assis tous les deux, et elle s’en alla. Elle n’avait pas fini sa bière. Franck resta là un instant, hébété, son regard bleu douloureux , en train de retenir des larmes. Il chercha Julia , il la trouva , mais il comprit rapidement, au regard noir agaçé de Julia, qu’il resterait seul ce soir.

Cette femme, se dit Julia, pour lequel il avait fait tout ce manège avec elle, Julia, n’était pas aussi mordue que lui.

Julia savait pourquoi maintenant. Elle pressa un peu une des dernières pulpes de son orange avant de la manger, pour la rendre moins amère. Le malaise surgissait de temps en temps, comme un truc qu’elle nommerait un jour , peut-être même avant, peut-être même ce jour là. Elle nommera ce « truc » parce qu’elle en avait le droit. Elle recommençait à transpirer, à sentir ses mains moites et ses poings fermes. Son regard se durcissait à son tour, mais non pour imposer une volonté au détriment des autres comme Franck, mais pour se défendre contre cette volonté et reprendre ce qui lui appartient. Franck voulait décider quelle femme méritait sa patience, son attention ou même son respect. Julia tressaillit de nouveau : les hommes , parce qu’une femme les a fait souffrir, pensaient qu’iels devaient faire souffrir ou humilier une autre femme en retour pour que leur dignité-ou virilité leur soit rendue.

Elle éclata de rire, elle ne savait pas pourquoi. Un rire franc qui ne voulait pas s’arrêter. Et pourtant,elle continuait de transpirer, lentement. le truc visqueux qu’elle voit maintenant clairement, dans sa tête, dans son corps, dans son être, s’insinuait toujours en elle, toujours lentement pour qu’elle puisse enfin le nommer.

Elle finit enfin son orange,croquée si lentement comme ce souvenir qui a été et qui ne se rappelle pas. La pulpe de cette orange au fond de sa bouche comme un souvenir en train de hurler hors de sa mémoire, pour qu’elle se rappelle enfin, ce qui s’est réellement passé.

Elle se leva à ce moment et se plaça rapidement à son synthétiseur. Elle joua pendant une heure une partition de Chopin, puis une de Thélonious Monk, comme pour dégager une tension , le truc bien sûr, et puis elle revint avec quelque chose qui sortait de sa propre tête, une note, plusieurs, se mêlaient dans son esprit, en se bousculant d’abord, et puis en s’agençant de manière ordonnée pour créer cette mélodie, lente et sinueuse, très longue comme une montée de larmes qui sortiraient bientôt en grosses vagues impétueuses.

Julia avait fini de composer son morceau en une demi heure, avec les profondeurs mélancoliques et les variations nécessaires. Elle pensait aux paroles, et elle sourit en se disant qu’elle n’avait pas le talent d’une Malika Sembène ou l’aisance de Léa Antéra. Elle n’aimait pas trop écrire de vers, mais elle fut inspirée, même si c’était un peu maladroit, parce qu’elle voulait que ce soit ses mots et ceux d’un.e autre, de personnes qui se proclament porte parole.

Elle écrivit sur les notes :

« Zone grise

Entre la danse et la détresse,

Il existe une zone grise,

Entre la transe et la tendresse,

Il existe une méprise

Et je reste prisonnière du doute,

J’ai peur de mettre une garconnière en déroute

Elle était une croqueuse d’homme pleine de vie,

Elle était une âme au cœur ravi,

Ses pulsions restaient inassouvies,

A cause de sensations dépourvues d’envie

Entre la danse et la détresse,

Il existe une zone grise,

Entre la transe et la tendresse,

Il existe une méprise

Et je reste prisonnière du doute,

J’ai peur de mettre une garconnière en déroute

Entre tes jambes , le fruit a mûri,

L’alcool joue au chat et à la souris,

Elle consent parce qu’elle a souri,

La nuit passée, le fruit a pourri

Entre la danse et la détresse,

Il existe une zone grise,

Entre la transe et la tendresse,

Il existe une méprise

Et je reste prisonnière du doute,

J’ai peur de mettre une garconnière en déroute

Elle a dit , je n’ai pas oublié,

Trois verres bus, force désamorcée,

Et pourtant, je sais, tu vas nier,

Tu vas lui dire »je ne t’ai pas forcée »

Entre la danse et la détresse,

Il existe une zone grise,

Entre la transe et la tendresse,

Il existe une méprise

Et je reste prisonnière du doute,

J’ai peur de mettre une garconnière en déroute

Non, non, je ne veux pas savoir,

Mauvais coup d’un soir pour un faux pas,

Non, mais dis moi, qui va me croire ?

Je me tais, ce trauma n’existe pas. »

Maintenant, elle avait mis un nom à ce truc. Le malaise ne disparaissait pas, il se faisait plus incisif, plus subtil, un peu moins envahissant. Le truc était nommé, et c’est ce qui était important pour elle.

Elle revint au piano, elle chanta les paroles sur la mélodie, tout doucement, pour que personne ne l’entende. Puis, elle le reprit, elle s’enhardit un peu , et elle le chanta plus fort. Elle le chanta trois fois encore, comme pour externaliser le truc cette fois ci nommé .

Soudain, elle eut une idée un peu folle. Elle se filma en train de chanter. Elle compacta ensuite son morceau, le convertit en format électronique , puis en format vidéo , elle le réécouta , elle se regarda elle -même en train de chanter, puis le posa sur son compte Tik Tok, comme ça sur un coup de tête. C’était un peu enfantin, un peu ridicule, se dit -elle. Elle n’était pas sûre de ce qu’elle faisait.

En quelques jours, c’est devenu viral. Julia vit cent, puis mille, puis des milliers de « like » sur sa vidéo.

Des commentaires, toujours, de soutien. Très clairs, car il nommait de manière précise le « truc » , il donnait raison au malaise de Julia. Toujours plus de like, toujours plus de commentaires, sa vidéo tournait partout sur Tik Tok, et bientôt dépassa le réseau social pour se retrouver dans les autres. Julia ne comprenait pas très bien ce qui se passait. Elle ne s’était pas attendu à un tel succès, surtout qu’elle n’avait pas beaucoup d’ami.es ni de fans sur Tik Tok. Du jour au lendemain, elle était comprise , aimée, soutenue.

Ces commentaires la rassuraient : « non,tu n’es pas responsable, ce n’est pas toi, un mec qui fait boire une fille, un mec qui couche avec une fille bourrée, toute fragile, ce mec là est responsable, ce mec là ce n’est pas une zone grise, c’est un gars qui profite, qui abuse de la situation . Il sait ce qu’il fait, il sait ce qu’il veut, et il passe par les pires pyens pour l’obtenir. »

Elle ne l’avait pas vraiment prévu, ni les propositions de contrat de production dans son compte Tik Tok , dans sa boîte mail et son téléphone portable(elle se demandait toujours comment certain.es personnes ont eu accès à ses données personnelles car elle faisait très attention à sa confidentialité, surtout sur Internet).

Elle n’avait pas prévu que sa chanson plairait tellement à la réalisatrice de clip Sylla Ramanatova qu’elle voulait lui acheter les droits de la chanson pour l’adapter en court métrage.

Elle n’avait pas vraiment prévu , quand elle dépassa les millions de vues, qu’elle gagnerait autant d’argent en monétisant sa vidéo.

Le confinement touchait à sa fin. Julia devait reprendre le travail et signer un gros contrat avec une grande maison de disques. Elle avait réuni ses anciens morceaux et son morceau phare sur une même plaquette de disques qu’elle devrait enregistrer avec le studio qu’elle choisirait. Elle hésitait encore : il y avait toujours une condition, comme des choix de production, une modernisation excessive de son standard de jazz, des arrangements grossiers ou la modification drastique des éléments difficiles à jouer qui ne lui convenait, dans chacune des maisons de disques.

En attendant, elle retourna au bar de Maria Antéra, en espérant qu’elle avait toujours sa place de paniste, bien qu’elle ait beaucoup d’argent à cet instant, et assez pour assurer son loyer pour un an.

Elle trouva le bar à demi fermé, Maria presqu’en pleurs sur une table à la terrasse en train de compter les sous. Julia comprit ce qui se passait. Le bar n’avait pas survécu au confinement. C’était la faillite. Julia s’approcha de la table de Maria tranquillement, en la saluant avec une esquisse de sourire sur le visage pour la rassurer. Maria redressa sa tête en la regardant, en essayant de cacher sa détresse. Elle prit sa tête entre ses mains en invitant Julia à s’asseoir auprès d’elle.

Les deux femmes discutèrent pendant quelques heures, en buvant les bières qui restaient au passage.

Une semaine plus tard, le bar de Maria Antéra rouvrait ses portes , aussi fringant qu’une affaire qui redémarre en trombe. Aucun.e serveur.se ne fut renvoyé.eSur scène, les humoristes faisaient rire de nouveau, les poètes.ses déclamaient avec passions, les rappeurs.ses ressortaient leurs flow et les slameur.es récitaient leurs textes en rythme. Il y eut même une comédie musicale issue de résident.es d’un hôpital psychiatrique, assez spectaculaire d’ailleurs. Tout repartait comme avant.

Julia était heureuse de voir ce lieu de nouveau ouvert, sauvé de la fermeture définitive. L’argent monétisé sur sa chanson avait eu finalement une utilité concrète, à conserver des emplois « inutiles à la société ». Le sourire radieux Maria sur son visage suffisait à la combler en son for intérieur. Maria l’avait d’ailleurs convaincue de siner pour une maison de disques, en lisant les contrats avec soin, comme elle s’y connaissait un peu, elle avait choisi la moins contraignante , où Julia pourrait exprimer sa créativité sans se faire restreindre pour l’art et plumer pour le fric, dans les limites des réalités du marché. La carrière « officielle » de chanteuse et compositrice de Julia Jimenez avait commencé, moment où elle entrait dans le cercle fermé du milieu musical. Maria était d’accord ppur que Julia garde sa place tant qu’elle le voulait, et si un jour elle se retirait, Julia choisirait sa remplaçante.

Julia repensa à Daniel dont elle avait ignoré les appels depuis longtemps. Après cette histoire avec Franck, elle n’avait pas osé répondre à ses messages où il lui disait qu’il aimait toujours. C’était réciprcque bien sûr, mais il y avait un je ne sais quoi qui l’empêchait de retenter l’aventure.

Désormais, Elle voulait le rappeler mais elle se sentait ridicule. Depuis le temps, il devait l’avoir oubliée ou être passé à autre chose. Elle ne parvenait pas à franchir le pas. Elle pensait à lui, nuit et jour, elle l’ aimait toujours de cette passion brûlante mais la séparation était actée depuis des mois.

Un jour , pourtant, après une soirée particulièrement éprouvante, où elle avait chanté « Zone Grise » devant un public électrisé , où elle s’était décidée à laisser un message sur le répondeur de Daniel, un jour où elle s’autorisa un petit « Sex on the beach » sur le comptoir en rigolant avec le serveur, elle vit Franck arriver vers elle pour lui parler.

Il ne semblait pas remonté. Son visage avait perdu un peu de sa dureté, ses yeux bleux de leur force tranquille et ses cheveux noirs de leur superbe. Il semblait surtout gêné, une intuition au bord des lèvres qu’il voulait dégager de son esprit.

Il sourit avec politesse et douceur quand il s’adressa à Julia. Il voulait discuter avec elle, seul à seule, discrètement, sans personne pour les écouter. Elle accepta. Iels allèrent dans ce coin retiré du bar, un peu externe à la salle principale , près des toilettes, où les voix lointaines des client.es s’adoucissaient et où ils pouvaient parler sans qu’on les entendit.

Il était un peu fébrile, ce qui étonna Julia. Néanmoins , il garda son calme. Iels parlèrent de chose et d’autres et de carrière, un peu de leurs amours, même si Franck resta vague car ce qui l’intéressait, c’était de savoir de quoi cette chanson parlait, ou plutôt de qui elle parlait. Ou des deux, quelque part.

Il posa franchement la question : est ce que c’était lui ? Est – ce qu’il était concerné ?

Julia resta interloquée un moment , et beaucoup de termes se bousculaient dans sa tête, surtout quand elle voyait la fébrilité de Franck, beaucoup de termes comme « plainte », « diffamation », « elle est folle », « encore une dingue qui crie au… »et d’autres comme « tu es responsable », « c’est de ta faute » , « tu pouvais refuser ce verre », « personne ne t’a obligée à boire , inciter n’est pas obliger », « c’est de ta faute, tu es responsable, tu as manqué de caractère », « tu es juste aigrie car il n’a pas été gentil, mais tu es responsable, il n’a rien fait de mal ».

C’est pourquoi, même si tous ses commentaires sur Tik Tok lui avait dit qu’elle n’était pas responsable, et que l’alcool était un facteur aggravant, elle répondit à Franck qu’elle ne parlait pas de lui.

Il répondit , un peu rassuré :

  • « C’est parfait, avec MeToo et tous ces mouvements sur Internet, il y a toujours des meufs qui se plaignent des mecs et qui crient à l’abus dès qu’une soirée se passe mal, tu vois, elles veulent se venger qu’un coup de soir se passe pas comme elles veulent. Elles en profitent, les femmes ont tous les pouvoirs maintenant. Je sais que ca a pas été simple, surtout le deuxième soir où je t’ai laissée en rade, mais le premier, je t’ai obligée à rien, j’étais bourré aussi, et c’est vrai, tu voulais pas trop boire, mais tu as fini par accepter. Tu es une adulte, quand même, bon au moins c’est clair entre nous , Julia. »

Julia baissa la tête , honteuse. Le malaise l’envahissait et le truc n’avait plus de nom à nouveau.

Et pourtant, elle se rappela , soudain, un commentaire Tik Tok qu’elle avait lu, au moment de croquer une nouvelle orange dans sa bouche :

« Le garçon, hier, a mis en déroute

mon corps que je portais si fière.

Et moi, désormais, je doute,

en mon intérieur, tout est en l’air.

Que ce couillon s’en foute

ça, jamais mes sœurs ne tolèrent. »

(Vince’)

Il y a toujours une part de bêtise dans le génie,

une part de lâcheté dans le courage

, et une part d’excès dans la tempérance.

Seul

Il y a ce nom gravé sur la solitude,

Et nul.le ici pour te sauver d’une brise en rafales

Et avant qu’une blessure s’arrache de ta peau,

Poils soyeux de ton buste fier de Loup,

S’abat sur toi sa rage comme un bâton,

Fer luisant gravé dans ses paumes,

En saccade,

Pour le moindre faux pas de côté,

S’abat sur toi sa rage comme un bâton,

Lâche comme un bout de bois mort,

Sans quoi tu t’y attends,

Les yeux doux comme un lion qui marche,

Sans courir,

Et dès qu’il pleure,

Tu bois ses larmes pour recueillir sa souffrance

Dans ton coeur,

Fidèle est le nom de ton courage,

Amour est le nom de ta bravoure,

Malgré tout,

Au moindre faux pas de ton côté,

S’abat sur toi sa rage comme un bâton